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"Tu te prends pour qui ?"

23 Juin 2021

Elle pousse la porte, entre avec un plateau sur lequel est posé le matériel médical.

Elle a frappé discrètement, je viens  à peine de me réveiller. Les yeux engourdis, l'haleine pâteuse, je n'aime pas qu'on s'approche de moi.

Mais elle sourit, intrusive, pas velours, elle sourit.

C'est pour le bien de son fils.

Pendant qu'elle serre l'élastique, qu'elle pique l'aiguille dans ma veine.

C'est pour le bien de son fils.

Songez l'église, vous l'avez tant négligé, le sacrement.

Il est question d'âme.

De l'âme de son fils.

Du regard aussi . Dans la maison.

Les employés. Je ne suis pas de la famille.

Mon sang goutte dans de petits flacons.

Chaque fois que j'accepte de venir dans cette maison.

Elle l'analyse ensuite, dans son laboratoire. Le monde qui circule dans mes veines, qui irrigue mon cœur.

Il monte une odeur d'éther, il est glacial au creux de mon coude.

Il monte une odeur d'éther.

Le même, que celui qui rôde autour de ses lèvres quand il m'embrasse.

"Tu veux bien te suicider avec moi ?"

Le pont, la nuit, nous nous séparons. Je rentre, j'escale le lit à sept draps que m'a réservé ma grand-mère. Il y a comme un petit pois.

Le pont, la nuit, les eaux du canal. Les mots ont cueilli les flots.

J'ai pas osé : "Pourquoi ?"

Dans les pages qu'il déroule sous mes yeux, des pages blanches marquées de l'encre de ses mots, se dessinent des veines tranchées. Elle se nomme Soledienne, elle est nue dans une baignoire. Nue, dans une baignoire à Berlin, l'eau est inondée.

De sang.

Elle se nomme Soledienne.

"Tu veux venir avec moi ?".

Le spectre est sur les murs de la maison.

Le spectre est entre les pages du livre qui écarte ses lignes en éventails.

Le spectre est décharné.

"Tu veux venir avec moi ?".

J'écoute bruisser le satin de ma robe qui se froisse à mes genoux.

Mes mains secouent l'étoffe, pour éloigner la présence qui s'éveille.

Mes pieds qui ont appris à rire, à courir, à danser, veulent gagner la danse qui déchire la mort.

La danse qui écarte les plaintes.

La danse qui  hisse son rythme sur un fil coloré qui pend dans le ciel.

Mais, l'air se martèle soudain des touches de sa machine à écrire, qui captent le fantôme qu'il veut fuir.

Un disque tourne. Talking Heads. Psycho Killer.

Des perles, qui ne soient pas des perles de sang.

Un ciel, qui ne soit pas alourdi de présage.

Sous la table du salon, je me suis habillée pour le déjeuner.

Sous la table du salon, il y a une sonnette.

Elle appuie de son pied.

Entre une fille de ferme qui vient desservir le déjeuner.

Il allume une cigarette, qui parfume le café.

Un silence.

"Vous n'êtes pas de la famille, vous savez ?"

Je le regarde.

Il baisse les yeux.

Il ne dira pas. L'enfant dont il n'a pas voulu.

Lui non plus, sans sacrement.

Rendu aux lointains des vallons enragés de pluie. Lui éviter le monde des petits lapins en cage de laboratoire, que cette femme asphyxiait sous l'éther.

Alors, il se serrait contre elle, le petit garçon qui la regardait. Il se serrait contre elle, lourde des hanches, trapue des joues éclatées de couperose, fermée de lèvres fines qui tranchaient . Qui tranchaient tout.

"Elle est là haut, vous la voyez ?"

Sur la dernière étagère au sixième, loin des doigts. Le livre des sacrements.

"Il faudra que vos l'appreniez ."

Dans mon ventre vide désormais, j'inscris des notes, j'inscris mon chant.

La plainte.

Le silence.

Longtemps, le silence.

La seule fois où j'ai parlé, c'était dans des mots étrangers, à un étranger.

"Tu lui a dis quoi ?"

Rien.

Le cloisonnement dans lequel tu m'inscris, la pierre sous laquelle tu m'étouffes, rien.

Derrière. Et cette question qui me fait perdre pied quand on me délivre de "derrière"..

"Et vous, vous faites quoi ?"

Rien, puisque rien n'est à relater.

" Tu sais très bien que tu n'existes pas ?"

Il appuie sur les mots, le regard fixé sur mes lèvres liées par son mépris.

Alors, le livre qui contient tout.

Je l'ai ouvert pour fuir.

Je l'ai parcouru, loin des injonctions. Je n'ai plus tendu mon bras. J'ai arraché le pansement , l'écharde qu'elle y plantait.

J'ai trouvé d'Avila et j'ai pénétré dans mon jardin secret.

C'est un parfum qui s'est levé pour écarter les haleines des caveaux qui tentaient de me happer.

Mon corps s'est délivré de la femme décharnée, stérile.

Mon corps a enfanté. En étranger. En couleur, avec un étranger.

Un disque tourne. Iggy Pop. The Passenger.

Et le jour se lève.

 

La Robe aux allumettes . L.C

"Tu te prends pour qui ?"
"Tu te prends pour qui ?"
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